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Avant la fin du jour, toute la ville juive connaissait la nouvelle. La foudre fût-elle tombée sur nos têtes, elle n’eût pas répandu un effroi plus grand. Je ne puis me souvenir de ce jour sans voir des rues vides, figées dans le silence, autant que si un deuil extraordinaire les avait frappées Eva Cohen, fille d’Isaac et de Vögele, petite-fille du MaHaRaL, fuyant la maison de son père, fuyant Prague, la Bohême, ses devoirs et son rôle. Disparaissant avec un homme de quarante ans, un Juif, certes, riche mais inconnu. Un homme de Worms qui ne pouvait être un homme de foi puisqu’il s’était soumis à sa folie ou, qui sait, l’avait même encouragée.

Lecteur, toi qui vis dans ce siècle d’aujourd’hui, il te faut imaginer ce que représentait ce coup de tonnerre. Aujourd’hui, la fuite d’Eva serait, au pire, le caprice d’une jeune femme et, plus sûrement, l’affirmation d’une liberté que tu admirerais et soutiendrais. En cette année 1598 de l’ère chrétienne, ce fut comme si s’entrouvrait la porte hideuse du chaos.

Disparue sans recevoir la bénédiction de son père et de son grand-père, Eva brisait irrémédiablement la promesse qui liait son père et Jacob Horowitz. Elle piétinait les lois et les affections. Elle humiliait Isaïe, répandait les pleurs, la honte et la crainte sur sa famille.

Sa famille qui était celle du MaHaRaL.

Autant dire une femme plus morte que morte.

Pendant quelques jours, il me sembla que chacun allait la nuque ployée en ne songeant qu’à cela. Même si, en vérité, pendant des semaines je n’entendis plus prononcer le nom d’Éva.

Isaac se tint reclus dans sa maison. On ne le vit plus de tout un mois. Pour Kippour, il ne se rendit à la synagogue qu’au cœur de la nuit. Jacob et Isaïe, eux, s’y montrèrent avec ostentation. L’un et l’autre plus sévères, plus pâles que jamais. Deux mannequins de chair raide fuyant les bavardages et portant l’affront avec une dignité qui faisait baisser les yeux.

J’entendis dire que Jacob avait forcé la porte d’Isaac et qu’il en avait résulté une dispute épouvantable. Jacob en était venu à désigner Éva par des noms que nul n’oserait répéter. Et comme Isaac ne pouvait se résoudre à laisser insulter sa fille, quelle que fût sa faute, Vögele s’était mise entre eux, avec des larmes et des cris pour qu’ils n’en viennent pas aux mains.

Une dispute que je ne peux raconter pour n’y avoir pas assisté. Je me préservais bien de fréquenter la maison de Jacob. Je n’aurais pu y apporter aucun réconfort. Et pour ce qui était de moi, chaque pièce, chaque frôlement de vêtement et même les odeurs de la cuisine m’auraient rappelé trop de choses qu’il me fallait bannir et que je ne pouvais confier qu’au baume de la prière.

Le MaHaRaL aussi se retira du regard public.

Il fit savoir qu’il rédigeait un ouvrage depuis longtemps remis : Ner Mistva, Le Flambeau du Commandement. C’était un long commentaire sur le livre de Daniel et la fête de Hanoucca. Une œuvre qui réclamait assez de concentration pour qu’il remette à plus tard les heures hebdomadaires de débats qu’il accordait aux élèves de la yeshiva et à ses visiteurs. Et ainsi, pendant des mois, on ne le vit se déplaçant que pour les tâches tout à fait indispensables, allant à la synagogue et en revenant le visage clos, les yeux fixés sur ce que nul autre que lui ne pouvait voir. Quant à ses mots, on eût pu compter ceux qu’il prononçait sur les doigts des deux mains.

 

Au cœur de l’hiver, la douleur et même le souvenir de la fuite d’Eva commencèrent enfin à s’estomper.

Quelques semaines après Kippour, Isaac revint au klaus de notre Maître. Nos regards se croisaient difficilement. Nous étions comme des hommes dont les membres auraient été récemment brisés et qui ne pouvaient se mouvoir qu’avec prudence.

Jacob fit son retour, lui aussi. Après quelques hésitations, il eut la grandeur de faire le premier pas du pardon. Un jour, dans le vestibule de la petite synagogue jouxtant la yeshiva, nous vîmes soudain les deux vieux amis face à face. Murmurant et gémissant. Puis en larmes dans les bras l’un de l’autre.

Le lendemain, pour la première fois depuis longtemps, le MaHaRaL notre Maître vint tenir un enseignement. Il nous lut des pages de son Ner Mistva. Le jour sur Prague était sombre, entre pluie et neige, et ce fut comme si une bouffée de printemps nous arrivait.

Hélas, sous l’apaisement de la surface, le mal persévérait. Derrière le masque de paix sévère qu’il affichait, Jacob affrontait les reproches de son fils.

Après des semaines de stupeur où sa mère Rebecca avait craint pour sa santé, Isaïe se réveillait dans les ruines de son existence.

Depuis les premiers jours de son enfance, sa vie avait eu un ordre et un espoir. Vingt ans durant, il n’avait pas été d’heure et d’année qui s’écoulent sans les conforter. Jacob lui avait enseigné et mille fois répété que la promesse dont il était la chair et l’accomplissement reposait sur l’observation scrupuleuse de ses devoirs. Il devait connaître et tenir sa place. Ainsi que chaque homme, il était un grain de l’univers, mais ce grain, par sa pureté, témoignait du plaisir de Dieu de le voir en vie. L’effort était grand mais à la hauteur de la récompense. Épouser Eva n’était pas seulement remplir son rôle d’homme. Réaliser la promesse faite par son père à Isaac Cohen, c’était prouver à tous les Juifs du monde que le Saint-béni-soit-Il les tenait dans Sa paume. Qu’encore Il accordait cet amour particulier à ce peuple avec lequel Il avait conclu l’Alliance.

Et, à sa manière, Isaïe avait appris à aimer Eva, et même à l’admirer, puisqu’elle était l’autre part de cette magnifique promesse.

Et puisque ainsi tout était parfait, puisque tout advenait selon l’ordre voulu par son père, pas un instant il n’avait observé le visage, les gestes, les mouvements, le regard d’Eva avec un minimum d’acuité. L’affection, le désir, la crainte, qui rôdent dans les pensées d’un garçon bientôt près d’empoigner tout le mystère d’une femme destinée à être sa compagne de vie ne l’avaient jamais effleuré.

Aveuglé par la grandeur du rôle que lui avait offert son père, Isaïe n’avait su deviner dans la froideur et la distance d’Eva autre chose que la saine et sensible modestie qu’il imaginait convenir à sa future épouse.

Et soudain, comme si une substance empoisonnée avait dissous chaque mot avec lequel Jacob avait peint la réalité et soutenu ses efforts pour l’embellir encore, il ne demeurait devant Isaïe qu’un gouffre épouvantable. L’horreur d’un néant empuanti par le mensonge de bonheur qu’il avait lu sur les lèvres de son père bien-aimé.

Un soir de neige, le quatrième ou cinquième jour de Chevat, il gelait à pierre fendre. Le MaHaRaL venait de franchir le seuil du klaus enveloppé dans son immense manteau. Nous venions derrière lui, Isaac, Jacob et moi, ainsi que quelques autres. Nous fîmes une vingtaine de pas, les yeux rivés sur le sol glissant qu’éclairaient mal nos lanternes. Une ombre se dressa devant nous au milieu de la ruelle. Il y eut un cri. C’était Isaïe.

En simple chemise, les cheveux fous et le regard brûlant de fièvre. Un peu de salive séchait au pli de ses lèvres comme pour un cheval qui aurait trop longtemps mâchonné son mors.

Avant que le MaHaRaL eût le temps de faire un geste, il hurla :

— Vous m’avez menti ! Vous tous !

Son index maigre pointa tour à tour la poitrine de son père, d’Isaac, du MaHaRaL et même la mienne. Son index eût été une lance, il nous aurait transpercés.

— Vous tous, vous êtes des menteurs ! Vous promettez et vous ne savez pas tenir !

Sa voix était haute. On eût cru un enfant en révolte.

Jacob se précipita.

— Isaïe ! Isaïe, mon fils, calme-toi !

— Non !

Isaïe le repoussa avec la force des fous. Jacob chancela. Il se serait affalé dans la neige si Isaac ne l’avait soutenu. Isaïe vociféra :

— Tu es le premier des menteurs, mon père. Tu as des serpents sur les lèvres !

Ses cris attiraient du monde. Des portes s’ouvraient, des visages s’approchaient. Les lanternes s’accumulaient et nous éclairaient mieux.

Le MaHaRaL s’avança. Face au corps trop mince et torturé d’Isaïe, sa silhouette parut plus immense que jamais. Il tendit la main dans un geste d’apaisement. Il prononça quelques mots d’une voix si basse que je ne les saisis pas, mais je vis Isaïe lever le visage vers notre Maître. Il avait l’air surpris par ce qu’il entendait.

Un souffle de raison passa dans son regard. On aurait pu penser qu’il allait se calmer.

Mais non. Sa bouche se tordit et, cette fois, chacun dut emporter avec lui les mots qu’il jetait à la face du MaHaRaL :

— Vous non plus, vous ne tenez pas votre promesse. Vous dites : Il faut appliquer les commandements de Dieu. Vous dites : Il faut placer le corps matériel sous la dépendance de l’âme, et l’étincelle divine accomplira le Bien. Vous dites que les choses doivent se passer comme ci et comme ça. Mais elles se passent autrement, et vous n’avez même pas le pouvoir de vous faire obéir par votre petite-fille !

Il ricana. On écoutait, mais on aurait dû se boucher les oreilles. Sa violence et son irrespect pétrifièrent tout le monde.

— Vous dites : Un Juif n’est pas seulement responsable de lui-même. Le juste et le faux qu’il accomplit deviennent le juste et le faux qui pèseront sur tout notre peuple. Et moi je vous dis : Ce que m’a fait Eva sera une peste pour vous tous !

Enfin Jacob et Isaac réagirent. Ils se précipitèrent. De sa paume, Jacob bâillonna la bouche de son fils en suppliant :

— Tais-toi ! Tais-toi, Isaïe, n’insulte pas notre Maître !

Ce fut épouvantable. Isaïe se débattit, pleurant et gesticulant : un damné. Sa fièvre décuplait sa force. Il secouait son père et Isaac comme des fétus. J’allais venir à leur aide quand le MaHaRaL les écarta. Il referma ses longues mains sur les épaules fragiles du garçon. Isaïe s’immobilisa. On aurait dit qu’un fluide le traversait et stoppait la démence de ses muscles. Isaac et Jacob se reculèrent avec effroi. On vit le regard d’Isaïe. Deux grands yeux pleins de larmes qui scrutaient l’enfer.

Le MaHaRaL l’attira doucement contre lui. Il le serra contre son lourd manteau et l’y enfouit tel l’enfant qu’il était redevenu. Inclinant la tête, il lui chuchota des mots inaudibles pour nous. Les sanglots d’Isaïe devinrent un souffle lourd, une houle d’effroi qui s’apaisa.

Puis notre Maître écarta les bras, Isaïe chancela, ses yeux hagards rivés sur le visage du MaHaRaL, qui dit avec douceur :

— Le temps, Isaïe. N’oublie jamais. Le chemin est fait de temps, et l’étincelle du Divin est le feu de la patience. Ne préjuge pas de ce qui n’est pas accompli.

Cette fois, tout le monde entendit, et sans doute le MaHaRaL le voulut-il ainsi.

Jacob ôta sa cape pour en recouvrir son fils. Avec l’aide d’Isaac, il le poussa vers l’autre bout de la rue. On les regarda disparaître dans la nuit blanchie de gros flocons.

 

Cette scène hanta les esprits de la ville pendant des mois.

Il est possible que plus d’un, en silence, se demanda s’il n’y avait pas un peu de vérité dans les cris d’Isaïe. L’affection de notre Maître pour sa petite-fille avait-elle passé les bornes ? Lui qui avait souri à ses caprices et à ses insubordinations. Qui avait voulu lui donner une éducation d’homme au lieu de la conforter dans sa place et son rôle. De bien des manières, Éva était son fruit. Se pouvait-il que le Haut Rabbi Lœw eût commis une faute ?

Une question que nul n’osait vraiment se poser. Et chacun, avec autant d’espoir que d’angoisse, songeait aux mots qu’il avait adressés au fils de Jacob et que nous prenions pour nous-même : « Ne préjuge pas de ce qui n’est pas accompli.

Aussi, le temps passa. Presque une année. Un peu étrangement, comme si le monde retenait son souffle. Une année pendant laquelle Isaac ne reçut aucune nouvelle d’Eva. De temps à autre, le nom de Bachrach surgissait dans la conversation d’un commerçant. Les oreilles se dressaient mais les questions mouraient sur les lèvres.

Le temps faisait son œuvre, émoussant les douleurs les plus vives. Les esprits eurent de quoi se divertir et se réjouir. La paix demeurait sur Prague et l’opulence brillait sur la Bohême. L’Empereur continuait de se montrer l’ami des Juifs. Il entretenait une correspondance assidue avec le MaHaRaL.

Le chambellan s’en faisait le messager et par lui nous apprîmes que Tycho Brahé avait enfin accepté le poste de Mathematicus de l’empire. À une condition extravagante. Sa dispute avec le Danemark était consommée, et si dramatiquement que le palais que j’avais vu sur Venusia avait été partiellement détruit. Brahé en avait fait parvenir les plans à Prague afin qu’il y soit reconstruit. L’empereur Rodolphe avait donné son accord et se montrait si impatient qu’il ordonna le début des travaux alors que les neiges étaient à peine fondues. Tycho Brahé, accompagné des machines qu’il avait pu sauver de l’Uraniborg, annonçait sa venue avant la fin de l’automne afin de surveiller les progrès de son nouveau Palais des Étoiles.

Mais il y eut d’autres nouvelles, plus sombres. Dans le Nord, en pays de Flandre et d’Allemagne, les guerres entre luthériens et catholiques avaient recommencé avec une violence sauvage. Et ainsi qu’il en allait depuis des temps immémoriaux, le goût du sang et du carnage finissait par prendre les Juifs comme cible. À Munsbourg, Coblence ou Bonn, les survivants des massacres avaient été chassés des villes et des États. Des lois avaient été dictées pour que les villes juives soient détruites et ne puissent renaître.

Chez nous, à Prague, et malgré la bonhomie de l’Empereur à notre égard, la vieille peur, qui ne dormait jamais qu’à demi, revint dans les cœurs. Elle courait dans les chuchotements à la sortie de la synagogue. Les uns quêtaient les signes d’une bonne nouvelle, d’autres ressassaient les mauvaises.

En ces jours d’incertitude, Isaac posa la main sur mon bras.

— David, j’ai reçu une lettre…

Il le dit dans un souffle, et si ces mots ne me confiaient pas le contenu de cette lettre, ses yeux me le révélaient. D’un coup, il me faut bien l’admettre, tous les efforts que j’avais accomplis pour oublier se déchirèrent comme une soie trop fine. Le nom et même le visage d’Eva dansèrent dans ma poitrine.

Isaac le devina et approuva d’un signe.

Il y eut du mouvement autour de nous. Sans cesser son chuchotement, Isaac ajouta :

— Allons à la maison.

Je dus avoir un mouvement de recul, un refus dans le regard. Isaac serra mon bras. Il y avait sur ses traits une tristesse, un appel que je ne pouvais ignorer.

Je retrouvai la petite pièce où, bien des années auparavant, j’avais pour la première fois donné des leçons de mathématiques à Eva. En montant l’escalier jusqu’à l’étage, je croisai Vögele. Je lus la même supplique dans son regard. Je me préparai à ce qu’on allait me demander. Je le devinai. Il ne fallait pas que j’accepte.

Isaac tira de sous son manteau une lettre minutieusement pliée et dont le cachet était brisé en petits morceaux. Je fus surpris de ne pas reconnaître l’écriture d’Eva.

Isaac sourit tristement.

— Ce n’est pas elle qui a écrit. C’est lui, ce Bachrach de Worms.

Il posa la lettre sur la table et la poussa vers moi. Je lui fis signe que je ne voulais pas la lire. Il ne la reprit pas, il la regarda et dit :

— Il écrit qu’ils sont époux et femme devant Dieu. Un rabbi les a mariés il y a dix mois, dès leur arrivée à Worms. Il demande notre pardon. Il est poli. Il dit tout ce qu’il faut dire.

Isaac haussa les épaules comme si cela n’avait plus grande importance. Puis il releva les yeux.

— Ce qu’il ne dit pas, c’est la véritable raison de cette lettre.

Et comme il n’en parlait pas lui non plus, je fronçai le sourcil et demandai dans un souffle :

— Eva est malade ?

Il n’eut pas le temps de me répondre. La porte dans mon dos s’ouvrit, Vögele entra. Elle avait pleuré, mais son visage, où les rides dessinaient la tristesse, était ferme.

— J’en suis sûre. Je le sens là depuis Pessah !

Elle se frappa la poitrine. Elle avait dû écouter derrière la porte, n’en pouvant plus de contenir sa douleur.

— Dès que j’ai commencé le grand nettoyage de la maison, au lendemain de Pourim, c’est venu, reprit-elle sans tenir compte des signes d’Isaac l’exhortant à s’apaiser. Juste un sentiment, une impression. Comme si les poussières m’infestaient le ventre. D’abord, j’ai pensé qu’il n’y avait rien de plus normal, après ce qu’il s’était passé. Mais plus je continuais, plus les poussières m’empêchaient de respirer. Je n’ai pas osé en parler à Isaac. J’en ai parlé avec ma mère. Elle m’a dit : « Moi aussi, je respire la poussière de ta fille. Celle de sa souffrance. » On a frotté nos maisons comme des folles. Quand tout a été propre, les parquets cirés, les armoires rangées, les tapis battus, les vêtements nettoyés et la cuisine sans plus un grain de vieux levain, j’ai commencé à faire des rêves. J’ai vu mon Eva. Elle était belle, vraiment belle, mais elle parlait avec une voix d’homme et elle prononçait des paroles épouvantables. Le rêve est revenu, deux, trois fois. J’en ai parlé à ma mère. Elle m’a dit : « Ma petite-fille se bat contre un dibbouq, et cela fait tant de bruit dans l’univers que tu l’entends. » Aujourd’hui, elle est persuadée que la chaîne des malheurs est tirée et qu’il est trop tard. Mais ma mère est vieille et moi je veux venir en aide à Éva.

Les larmes étaient réapparues au bord de ses paupières. Elle s’assit. Ses doigts frôlèrent les miens.

Isaac prononça les mots que j’attendais :

— Nous voudrions que tu ailles la voir. Là-bas, à Worms. La voir et la ramener à la maison si tu le peux.

Je fis comme si j’étais surpris :

— Moi ?

— S’il y en a un qui le peut, c’est toi.

— Pourquoi ? Parce que je sais voyager ?

D’un ton mauvais. Ils me demandaient de réaliser ce que précisément je m’étais, au prix de beaucoup d’efforts, de beaucoup de douleur, interdit d’accomplir depuis la fuite d’Éva.

Combien de fois avais-je prié pour avoir la force de refuser cette tentation ? Courir après Éva, la raisonner, l’arracher aux mains de l’homme qui l’emportait… Ma raison n’y voyait que folie. Ce serait inutile. Éva avait choisi. Nous la savions aussi forte qu’entêtée à porter le poids de ses décisions, quelles qu’elles fussent. Et puis « Ne préjuge pas de ce qui n’est pas accompli », avait dit le MaHaRaL.

Cependant, la confusion nous rongeait. Elle brouillait les bornes entre nos devoirs, nos peurs et nos désirs. Et tous nous devinions que la pierre lancée par la fuite d’Éva et la promesse brisée n’était pas encore retombée. Tous nous redoutions le moment de sa chute. Tous, Isaac, Vögele, Jacob et son fils, nous désirions influer sur sa course.

Et puis, pourquoi ne pas l’avouer. Je venais d’entendre qu’Éva avait pris ce Baclirach pour époux. Le subtil poison de la jalousie titillait mes entrailles, quand bien même je ne voulais rien en laisser paraître.

Mais, en cet instant, le regard acéré de Vögele lisait dans mon cœur et dans mon esprit comme dans un livre grand ouvert devant elle.

Je dis encore :

— Quel bien cela fera-t-il, si elle ne veut pas m’écouter ? Vous n’en serez que plus malheureux. Ce sera vraiment comme si vous la perdiez pour toujours.

Isaac secoua la tête et répondit tout bas :

— Nous t’en supplions, David, du fond du cœur et devant tous les châtiments de l’Éternel. Vögele et moi, nous t’en supplions. Notre Maître le MaHaRaL aussi est d’avis que tu ailles à Worms. Ramène notre fille à la maison. Fais-lui franchir notre seuil. Et à son époux aussi, s’il le veut. L’ordre doit revenir, David.

Je fermai les paupières, passai la main sur mon front moite.

Quand je rouvris les yeux, Vögele me fixait. Elle dit :

— Eva t’écoutera. Elle t’écoutera, car elle sait que tu l’aimes d’un cœur pur.

 

Le kabbaliste de Prague
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